Décembre 2019

Lawrence mentirait s’il prétendait ne pas être nerveux. Mais dans ce cas, il allait donc être coupable de mensonge puisqu’il ne se l’admettait même pas à lui-même. Assis dans l’un de ces confortables fauteuils sortis d’une autre époque, les mains légèrement refermées sur les accoudoirs rouge sombre, il attendait. Il était seul dans ce salon privatif semblant tout droit sortir des années 1800. Ne manquait que la lourde fumée de cigarette omniprésente dans l’air pour compléter le tableau. Mais personne ici ne fumait comme une cheminée. La modération avait bien meilleur goût quand on était vampire. Littéralement. Sauf en matière de sang… et c’était bien là le problème de ce nouveau monde avec lequel il fallait composer. Mais du calme, Lawrence. Se plaindre dès la première séance ne serait pas pour plaire à bien des gens ici et même si plaire n’était pas primordial à son bonheur, il était déjà dans l’eau chaude et il le savait.

Le siège qu’il occupait avait appartenu, pas plus tard que la semaine d’avant, à un imminent membre du Conseil des Cinq qui avait péri d’une façon que tous ignoraient. Il savait que certains regards allaient se tourner vers lui. Tout spécialement… celui dont la voix lui parvenait à présent en questions courtes et sèches. Lawrence ferme les yeux deux secondes. Prend une profonde inspiration dont il n’a guère besoin si ce n’est pour se calmer. Et quand ses beaux yeux en amandes étirées sur les tempes s’ouvrent à nouveau, c’est pour ne plus laisser transparaître son trouble. Ne reste que la rancune, la satisfaction et l’insolence. Il avait beau être vêtu sur mesure d’un costume qui ne tranchait pas avec le décor de la pièce, puisqu’il affectionnait les confections de la fin du XVIIe siècle qui venaient tout droit d’Angleterre, et il avait beau jeter une ombre sur son regard via le fedora qui était posé sur sa tête, il restait Pan Xiao Ming dans les yeux de celui qui venait de franchir la porte les séparant. Il le savait. Et il haïssait ça. Ou il aimait ça. Non. Il haïssait ça, puisqu’il se refusait à l’aimer.

Il avait entendu le second vampire, celui qui était reparti pour faire il ne savait quoi, parler de lui.

Han Lawrence. Un Chinois, vous pourriez donc bien vous entendre, Yuan. Un vampire très ancien lui aussi. Un homme d’affaires prospère. Dans le riz, oui. On raconte qu’il est scientifique à ses heures aussi. Il a passé les derniers siècles en Angleterre. Il est déjà arrivé. Vas le rencontrer avant la réunion…

Surprise… Le revoir, c’est un peu comme revenir 1200 ans en arrière d’abord. Sentir à nouveau sa morsure. Embrasser cette nouvelle vie. Faire le deuil de l’ancienne et de ceux qu’il aurait dû sauver. Mais aussi apprécier ce qui lui avait été offert en remplacement. Vouloir faire la fierté de ce père adoptif. La faire. Mais toujours avoir l’impression de devoir en faire plus. Puis, c’était finalement revenir un peu moins loin derrière. Trois siècles à peine. La déception. L’amère cruauté d’une sentence sans appel. La dissolution de tout ce en quoi il croyait après avoir échappé de justesse à ce qui aurait pu être la fin. À cause de l’Ordre. Ce maudit Ordre qui lui avait tout arraché, jusqu’à son père ou du moins, le guerrier que son père avait été… Voilà qu’il se laissait à nouveau submerger par la rancune et Lawrence n’était pas assez optimiste pour croire que Yuan ne l’aura pas lu dans ses yeux.

« Bonsoir, Yuan. », murmure-t-il. Inutile d’élever la voix. Yuan l’entendait parfaitement bien. Et l’ambiance de cette pièce ne donnait pas envie de crier. C’était peut-être le but, d’ailleurs. On eût dit un de ces salons où les hommes d’une autre époque se rassemblaient pour lire le journal et ne pas en discuter entre eux. Il aimait déjà cet endroit. « Mes condoléances, cela va de soi. »

Pour le membre que le Conseil avait perdu. Lawrence se lève finalement, après avoir accueilli Yuan comme un roi l’eût fait : assis dans son trône. Il avait toujours eu un côté un brin théâtral.

« Trois siècles… », ajoute-t-il dans un souffle. « Tu avais réussi à oublier, toi ? »

Pas lui. En témoignaient toutes ces lettres jamais envoyées qui étaient soigneusement cachées dans le double-fond de son précieux coffre et qui remontaient pour certaines jusqu’à trois siècles plus tôt…

Yuan écoutait d’une oreille distraite cet autre conseiller qui lui parlait d’un nouveau venu, se contentant de son côté de poser de brèves questions. Ce n’est pas qu’il semblait manquer d’intérêt mais la disparition de son prédécesseur occupait davantage ses pensées dans l’immédiat. Quoi qu’il en soit ils n’avaient pas perdu de temps avant de nommer un remplaçant. La place était encore chaude qu’elle avait déjà trouvé nouveau preneur et Yuan s’étonnait surtout d’apprendre qu’un étranger allait reprendre le siège laissé vacant.

Ce n’était pas tant sa nationalité non… Surtout qu’il la trouvait plutôt enviable, comme son collègue l’avait deviné… Mais étranger à la faune locale de Séoul. Un inconnu, en fait. Bref. Yuan s’était contenté de rester silencieux donc, quittant son homologue au dernier moment pour pénétrer dans une salle de réunion qui lui était familière depuis longtemps maintenant. Et étrangement, ce soir tout particulièrement, elle était plus familière que jamais… Et paradoxalement très étrangères.

C’est évident que Yuan a reconnu du premier coup d’œil l’homme dans le fauteuil. Certes la tenue était fort différente de celles qu’il lui avait connu à l’époque, la coupe de cheveux aussi… Mais sous cet esthétisme moderne il n’aurait jamais pu ne pas reconnaitre son regard, la ligne de son nez, celle de sa mâchoire… Devant lui il n’avait pas du tout « Han Lawrence ». Il avait Pan Xiao Ming.

« Xiao Ming. »

Une salutation en retour de la sienne, après l’étape de la surprise qui le secouait malgré tout encore un peu. Quelle était la probabilité pour qu’il rencontre son fils vampirique quelques jours à peine après avoir retrouvé Tian, déjà ? Quoi qu’il en soit Yuan reste le dos droit à observer Xiao Ming et cette petite dose d’arrogance qu’il gonflait pour camoufler la rancune qui avait fait comme une escarbille dans son œil, un instant plus tôt.

Il reste silencieux à propos des condoléances, se posant forcément la même question que tous les autres. Sauf que le doute lui était encore plus grand à présent parce que lui plus que personne connaissait la fougue et les convictions de ce vampire-là.

« Oublier quoi ? Toi ? »

Yuan avait rarement tourné autours du pot, ce qui expliquait sa question très directe. Et sans doute aussi la réponse sans détour :

« Bien sûr que non je n’ai jamais oublié. »

Penchant la tête sur le côté, comme pour mieux étudier l’homme qu’était devenu le petit cultivateur de rizière, Yuan ajoute :

« Je parlais de toi avec Tian il y a quelques jours. Je suis tombé sur lui, inopinément. Il vient d’arriver en ville. »

Quel curieux timing n’est-ce pas ? C’était assurément involontaire mais nul ne pouvait nier que cette coïncidence était de taille.

« C’est nouveau ça « Han Lawrence » ? »

Il ne lui avait pas donné ce nom ni le précédent et pourtant Yuan éprouvait comme une blessure à le voir renier son prénom chinois… A avoir choisi un nom si proche de la prononciation du sien tout en l’esquivant, restant à mi-chemin entre Pan et Fan.

« Il paraît que tu es revenu à tes premières amours ? »

Les rizières ! Ça ne le surprenait pas trop. Yuan n’avait presque que des compliments à faire à propos de Xiao Ming mais il avait toujours trouvé qu’à son image, son fils avait souvent manqué d’originalité et d’imagination. Voir qu’il avait donc repris une voix connue pour l’exploiter n’était donc pas une surprise en soit.

« Et que ça a bien fonctionné pour toi. »

Yuan fait quelques pas, l’envie de venir prendre un instant Xiao Ming dans ses bras se faisant tellement palpable qu’il avait l’impression d’envoyer l’air qui naviguait autour de lui enlacer le corps longiligne de l’autre vampire.

« Tu m’as manqué. J’ai cherché à avoir de tes nouvelles mais tu t’es employé à disparaître. »

Du moins son nom.

« J’ai vu beaucoup trop de coïncidence ces temps-ci pour supposer qu’il s’agit encore de l’une d’elle… »

Ce disant il montre le fauteuil occupé un instant plus tôt par Xiao Ming.

« Est-ce que sa disparition est de ton fait ? Ou seulement la rapidité avec laquelle tu as récupéré son fauteuil ? »

Le plus étrange c’est que si Xiao Ming avait souvent semblé tout faire pour se dissocier de lui, se refusant même aux comparaisons physiques les plus anecdotiques, il finissait toujours par faire « comme lui ». Devenir membre du conseil n’était pas un acte qui faisait exception en réalité. Yuan était aussi fier que décontenancé… Et prudent, pour le coup !

Xiao Ming. Quelque chose disait à Lawrence qu’il aurait beau demander, tempêter ou implorer, c’est ce prénom qui allait encore longtemps franchir le seuil des lèvres de son père vampirique. L’air buté avec lequel Yuan l’avait prononcé peut-être sans même s’en rendre compte le prouvait à lui seul. Lawrence le connaissait si bien. Trop bien. Et le vrai problème, c’était que le contraire était encore plus effectif. Yuan le connaissait bien mieux encore. Lawrence ne répond pas à la question qui suit, la traitant comme une simple rhétorique. Toutefois, il s’autorise un petit soupir réflexe quand la réponse vient. Non. Bien sûr que non. Ils en étaient donc là. Quand l’autre homme lui assure avoir parlé de lui avec Tian un peu plus tôt cette semaine, Xiao Ming… non, Lawrence… se crispe légèrement. Voilà un prénom qui le ramenait bien loin en arrière. Il savait qu’il y aurait Yuan en arrivant ici. Il avait appris hier seulement qu’il y aurait aussi Tian… Tout un changement de plan.

« Qu’est-ce qu’il fait à Séoul ? », demande Lawrence, ne pouvant complètement camoufler son intérêt. Ce n’est pas comme s’il souhaitait du mal à ces deux hommes. Ils avaient longtemps été tout son univers et vu combien il était solitaire depuis qu’ils n’en faisaient plus partie, nul doute que c’était encore un peu le cas. Puis, son nom. Un sujet qui ne le surprenait pas. Ça avait sûrement été plus fort que Yuan de l’aborder. « La plupart des Pan sont devenus des Han au fil des siècles. La petite rivière qui se déverse dans la grande, la puissante... Quant à Lawrence, j’ai refait ma vie en Angleterre pendant plus de deux siècles. Le prénom m’est resté. C’est le miens, maintenant. »

Une façon comme une autre de lui signaler qu’il devait l’appeler ainsi maintenant. Et Yuan allait sûrement en trouver une de lui faire comprendre qu’il n’en ferait rien… La pomme n’était pas tombée loin de l’arbre. Quant à ses premières amours, il comprend l’allusion : sa compagnie. Celle qui liait leurs deux noms, mais derrière laquelle il pouvait se cacher grâce à la signification de « Fan » prononcé de façon légèrement différente…

« Oui. Ma compagnie va bien. Mieux depuis que je me suis permis de parfois troquer le costume sur mesure pour la chemise blanche des laboratoires. », convient-il, fier de ses avancées professionnelles et personnelles à ce niveau et n’ayant pas envie de le cacher à son père vampirique, au contraire. « Tu as changé de voie toi. La paix, à ce que j’ai su… Et est-ce que ça te réussis bien ? Tu ne mords plus ? »

Ça laisse Lawrence songeur. Méprisant aussi, un peu. Il n’avait clairement pas l’intention d’abandonner les morsures, pour sa part. Il était prudent. Mais il restait roi de son royaume : la nuit. Lorsque Yuan fait quelques pas vers lui, Lawrence se lève. Qui savait si c’était un réflexe ou volontaire… Lui-même n’aurait su dire, finalement. Mais il observe Yuan sans plus bouger.

« Après ce que vous m’avez pris, j’avais besoin de ne plus me reposer sur vous. Qui sait si dans trois cent ans vous ne m’auriez pas repris ça aussi… », murmure Lawrence, un léger tremblement de rage se prenant de lui. Pas la rage d’un ennemi. Celle d’un fils qui s’était senti rejeté. Auquel on retirait ce qu’il était, ce qui lui appartenait. Sa famille ? Disparue. « Et voilà que maintenant, tu t’acoquines avec l’Ordre… »

Ou un de ses membres. Il ne faisait pas la différence entre les deux. C’était pareil… Il voit le regard de Yuan qui passe de lui à son fauteuil. Le siens maintenant, oui…

« Tu crois que j’ai fait une telle chose ? », demande Lawrence, sans répondre directement à la question et n’ayant clairement pas l’intention de le faire. « Dans quel but ? Me hisser au sein du Conseil des Cinq de Séoul ? Près de toi ? »

Il était curieux de savoir quelles étaient les hypothèses de Yuan, s’il voulait bien les lui confier…

Xiao Ming pourrait jouer les indifférents qui s’en fichent par la suite… Mais le fait était qu’il s’intéressait au sujet « Tian ». A une époque, ce dernier avait parfois su trouver les mots pour adoucir ses mœurs… Mais aujourd’hui ? Tian n’avait que peu changer, il avait pu le constater par lui-même. Et Xiao Ming, lui ? Il semblait toujours brûler un peu du même feu dans tous les cas… Et si Yuan avait osé espérer qu’il aurait trouvé la paix, il se rendait bien compte à présent qu’il n’en était rien. Egoïstement, ça n’occultait pas son plaisir de le voir vivant et bien portant.

Son fils lui fait la chronologie de son changement de nom… De prénom ensuite. Et il semble plus qu’évident qu’il attend de lui qu’il l’appelle « Lawrence ». Xiao Ming se doutait néanmoins que ça n’arriverait pas, n’est-ce pas ? Alors sur le même ton que son fils qui venait de lui expliquer que c’était « son prénom à présent », Yuan constate :

« Tu n’es plus en Angleterre. »

Et ici personne ne galèrerait à prononcer son prénom de naissance ! Même s’il l’avait voulu, Yuan n’aurait pu troquer le nom qu’il lui avait connu pendant plus d’un millénaire pour en adopter un qu’il aurait en plus, de toute façon, probablement mal prononcé.

Xiao Ming pavane un peu et un sourire bref passe sur les lèvres de Yuan, fier malgré tout. Xiao Ming s’était retrouvé désemparé lorsqu’ils avaient renoncé aux armes… Mais il avait finalement trouvé sa voie il faut croire.

« Tu es diplômé ? »

Fallait pas se mentir : les parents avaient toujours un truc avec les diplômes et Yuan découvrait qu’il n’était pas épargné !

« On me disait dans les couloirs que ta compagnie avait en effet fait une grande découverte ? »

Une invitation à développer, même brièvement, qu’il ait peut-être un peu de quoi se vanter à son tour à l’occasion ! Puis surtout : il s’y intéressait réellement. Pas pour la portée scientifique du truc… Mais juste parce que c’était l’aboutissement -en quelque sorte- de ce dans quoi son fils s’était lancé après qu’ils aient coupés le cordon.

« Je ne pense pas que tout le monde dirait de moi que j’ai choisis la paix. »

Néanmoins il confirme :

« Mais j’aspire à un peu de calme, c’est vrai. Est-ce que tu pries et médites encore ? Tu as toujours le bracelet mala que je t'avais offert ? »

Yuan avait parfois dû insister lourdement à l’époque. D’autres fois Xiao Ming s’y était plié plus volontiers. Mais ce bijou, sans doute plus qu'usé aujourd'hui, l'avait-il encore ?

« Je préfère boire un peu toute la journée à nos anciennes méthodes de repas unique et trop riche. »

Et cette nouvelle méthode se prêtait peu à la morsure il va sans dire. Avoir une goule sur ses talons n’était pas non plus pour l’enthousiasmer. Cependant le regard du cadet s’assombrit soudainement, prouvant s’il le fallait qu’il pût être encore plus noir qu’il n’en avait l’air. Yuan ne se laisse pas impressionner : il avait essuyé d’autres colères de la part de son fils… Certes peut-être pas du même genre. Celle-là était guidée par du désespoir et ça le désolait.

« Tu aurais pu venir avec moi. »

Ici. Mais Xiao Ming n’avait pas voulu de cette voie. Yuan ne l’en blâmait pas réellement. Il était un adulte depuis très longtemps lorsqu’ils avaient décidé de se séparer. Ça n’avait pas été facile de couper les ponts de cette façon pour lui non plus… Et malgré toute sa tendresse pour Tian, c’était bien la séparation d’avec Xiao Ming qui avait été la plus douloureuse. D’ailleurs, parlant de douleur :

« Tian m’a dit que tu lui avais écrit. »

Mais plus depuis longtemps. Ça restait plus que ce à quoi Yuan avait eu droit et il en avait presque voulu à son vieil ami d’avoir eu ce privilège à sa place. Quant à s’accoquiner avec l’Ordre, yuan étrécit un peu les yeux, pas dupe quant à la personnalité que cette remarque visait.

« Tu t’es renseigné à mon sujet à ce point ? Ou tu m’as toi-même surveillé ? »

Il était aussi agacé que fier si c’était le second point parce que Yuan ne s’était rendu compte de rien… !

« Xiao Hua Feng est une personne intéressante. »

Au-delà même de ce patronyme qu’ils partageaient presque, Xiao Ming et lui ! Il n’irait pas avouer l’intérêt d’un autre genre qu’il développait pour l’humain parce que ça ne le regardait pas, qu’il ne comprendrait de toute façon pas et que lui-même ne s’était pas encore dit les choses de cette façon. Quant à la mort du prédécesseur de Xiao Ming :

« En tout cas je ne crois pas que tu en sois incapable. »

Pour ce qui était du but :

« Je ne sais pas. J’ai l’égoïsme de croire que c’était en partie pour moi en tout cas. Il me semble que la coïncidence serait trop belle pour n’être que ça. »

Non ? Et d’ailleurs, s’il en doutait :

« La surprise me pétrifie un peu. Et plus encore la rancune que tu dégages. J’aimerais te voir comme le fils prodigue mais en dirait que tu es venu me dire que tu t’en vas. »

Ça n’avait pas de sens et pourtant c’était bel et bien ce qu’il éprouvait à cet instant.

Cette histoire de prénom accrochait vraiment du côté de Yuan. Lawrence s’y attendait tellement qu’il l’aurait peut-être mal pris si ça n’avait pas été le cas, mais il était bien trop fier pour l’admettre. La remarque de son père vampirique au sujet de l’Angleterre lui arrache presque un sourire – qu’il retient juste à temps, heureusement !

« Non. », convient-il. Ça pouvait sembler étrange. Voilà qu’il admettait que l’autre homme avait raison, rien de moins. Mais ça ne pouvait pas rester si simple que ça, bien entendu… « En Chine non plus. »

Certes, ils n’étaient pas loin… mais ils n’y étaient quand même pas. Que Yuan en fasse ce qu’il voulait, avec son entêtement à l’appeler par ce prénom dont il avait fait le deuil, pour sa part. Il trouvait que les Coréens n’étaient pas très doués pour prononcer le chinois et auraient pu se forcer davantage au moins pour les prénoms, lui. Mais il est vrai que Yuan s’était drôlement bien entouré… De très nombreux Chinois, de toute évidence. Du moins pour ses liens de proximité. Néanmoins, Yuan fait bien les choses et lui pose une question quant aux potentiels diplômes qu’il avait. Ça suffisait bien à Lawrence pour oublier sa petite hargne un instant, ne serait-ce que pour faire la fierté parentale. Ils étaient, après tout, peut-être nés avant les diplômes, mais c’était une culture asiatique qui les avait bien rattrapés, n’est-ce pas ? Ils y étaient sensibles, à ces histoires de diplômes…

« Oui. Deux. », répond-t-il sobrement dans un premier temps, comme s’il ne voulait pas développer. Ce qui était peut-être l’idée pendant une petite poignée de secondes, d’ailleurs… mais il ne peut finalement pas se retenir là non plus. « Un en commerce international et un en chimie moléculaire. »

Sans vouloir être de ces gens-là, il n’allait pas préciser lequel avait demandé plus de travail et plus de temps, n’est-ce pas…? Mais cette discussion lui fait oublier son animosité. Parce qu’on touchait à sa passion. Sa compagnie, c’était tout ce qui lui restait et c’était surtout quelque chose que personne ne pouvait lui arracher puisque ça n’appartenait qu’à lui…

« La culture du riz se fait à grande échelle et est devenu une céréale populaire mondialement et pas juste en Asie. Il y avait du potentiel. Mais à chaque année, de nouvelles variété de maladies et d’insectes ravageurs détruisent des cultures entières et font perdre des sommes astronomiques aux agriculteurs. », explique-t-il, passionné par un sujet qui pouvait sembler bête pour plusieurs. Il s’en était même assis à nouveau, légèrement penché vers Yuan et lui faisant signe d’en faire de même. Pendant un instant, les trois cent dernières années ne s’étaient pas produites ou du moins, pas de la même façon entre eux. Mais ce n’était que pour un instant… « Au fil des dernières décennies, on réglait un problème à la fois. Pyrale du riz, arsenic, antibiotiques... Mais ces recherches coûtent cher et ne règlent le problème qu’après qu’il se soit produit. Alors j’ai intégré mes propres laboratoires et pendant un demi-siècle, j’ai fait des recherches et des tests. J’ai réussi à trouver une molécule toute nouvelle qui permet à la céréale d’être plus résistante aux agressions extérieures. En général. Tu comprends ? »

Il avait expliqué avec quelques gestes, trahissant sa passion. Finalement, fier, il se pose à nouveau contre le dossier de son fauteuil, les bras nonchalamment posés sur les accoudoirs, satisfait.

« La compagnie ne s’est jamais mieux portée. », assure-t-il en guise de conclusion. Mais parce qu’un homme comme lui ne pouvait rester sagement assis et devait toujours repousser ses limites, il ajoute : « Maintenant, je cherche à réduire l’effet de serre produit par la culture de riz massive. »

Quand on avait 1200 ans, on voyait l’effet de la surconsommation et du train de vie des exploiteurs de cette terre. Il voulait contribuer à garder cette planète propre et vivable. Mais voilà… il avait parlé de paix, justement et Yuan lui fait remarquer qu’il n’est pas nécessairement un gardien de la paix aux yeux de tout le monde.

« Aux miens, c’est le cas. », fait-il remarquer, sans que ce soit un compliment. Et pourtant, ce n’était finalement pas tout à fait une insulte non plus. Lui non plus n’était pas en train de faire la guerre, même s’il n’aimait pas la situation vampirique présente. Mais voilà que soudainement, il lui parle de prier. Pourquoi est-ce que ça ne l’étonnait pas ? C’était presque comme ouvrir un vieil album photo qu’on connaissait par cœur mais qu’on avait plus regardé depuis longtemps… Les souvenirs revenaient en masse. « Je l’ai encore. Dans mon coffre, en quelque part… »

Ce grand coffre qui contenait les pièces de sa vie dont il n’avait jamais su se débarrasser… Il était beaucoup plus nostalgique qu’il ne voulait bien l’admettre. Son regard devient plus sombre à la suite, par contre. Alors Yuan ne mordait même plus ? Les vampires étaient faits pour mordre… C’était leur façon de s’alimenter…

« Et le sang de ce grand Chinois élancé, il ne te fait pas envie ? », demande-t-il, fouillant le regard en amande de son géniteur vampirique du siens. Yuan allait-il être sincère avec lui à ce sujet ou allait-il encore revêtir cet habit vieux jeu qui l’empêchait de parler de ce genre de choses avec qui que ce soit et surtout avec son fils vampirique ? Quant à aller avec lui… Lawrence a un moment de silence. Il détourne le regard… et finalement, il secoue négativement la tête. « Non. Il fallait une coupure. Je devais faire quelque chose par moi-même. Quelque chose que jamais personne ne pourrait décider de me retirer quand il n’aurait plus envie de le faire vivre… »

Il secoue la main pour essuyer le sujet de ses lettres à Tian. La vérité, c’est qu’il ne voulait pas l’aborder parce qu’il devrait parler des lettres dans le coffre et il était tout sauf prêt à le faire. Il ne le serait sûrement jamais. Du moins, c’est ce qu’il pensait présentement. De toute façon, la suite est plus intéressante… et encore une fois, comme le fils fier qu’il pouvait être, il raconte ses exploits.

« Je me suis peut-être assis à la Lanterne Bleue une fois ou deux… », convient-il vaguement, un petit sourire étirant ses lèvres cette fois, même si c’est très bref. Le nom de l’autre Chinois franchit néanmoins les lèvres de Yuan. Xiao Hua Feng. Ça le fait grogner à la manière d’un prédateur. C’est très bas, très sourd et très bref. Mais c’est aussi indéniable… Il se sentait violent en entendant parler du membre de l’Ordre. « Il fait partie de l’Ordre. L’Ordre, Yuan. »

Celui-là même qui aurait pu le tuer. Ce n’était pas une métaphore ! La colère qu’il mâche et remâche le fait taire sur ce qui suit. Yuan allait devoir vivre avec le doute qu’il ait tué ou pas le précédent membre du Conseil des Cinq. Vrai que la coïncidence semblait trop grosse. Qui sait ? Mais il y a une chose qu’il pouvait dire… Son regard voilé de mystère se pose sur Yuan.

« Je suis là pour rester. »

De ça, il était certain. Et ça ne lui posait pas de problème que Yuan le soit aussi, maintenant…

Effectivement. Mais objectivement ils étaient quand même davantage rattachés à la Chine. Et Yuan, faisant à nouveau valoir son point de vue malgré tout, rappelle :

« Mais c’est ton prénom. »

Le vrai, celui qu’il avait reçu à la naissance et porté pendant presque un millénaire. Ça comptait pour Yuan qui se raccrochait encore à ce lien qu’ils avaient… Mais qu’il n’avait de toute évidence pas avec « Han Lawrence ».

Son fils vampirique lui fait l’étalage de ses diplômes, dans deux milieux très différents mais qu’il avait réussi à rapprocher avec la création de son entreprise. Pour le mieux, de toute évidence. Un éclat de fierté illuminait sûrement le regard sombre de Yuan même si Lawrence faisant de son mieux pour les distancer tous les deux, qui viendrait savoir ce que le père savait du fils ?

En tout cas Xiao Ming se montre prolixe à propos de la réussite de la fameuse entreprise et des progrès qu’il a fait dans le domaine. Pendant un moment ça laisse Yuan aussi fier que songeur et bien qu’il ne comprenne forcément pas tous les tenants et aboutissants, Yuan acquiesce lorsque son fils lui demande s’il comprend ce qu’il lui dit. Il comprenait en tout cas l’essentiel. Et maintenant, Xiao Ming avait de nouveau projet, laissant l’ancien derrière lui sans l’abandonner à lui-même non plus pour se préoccuper du suivant.

« C’est quand même ironique, tu ne trouves pas ? »

Et d’expliquer :

« Tu es récalcitrant à l’idée de rester au même rang que ceux de la race humaine la plupart du temps et paradoxalement tu as fait fortune dans un milieu qui leur vient en aide. »

Car clairement les vampires ne mangeaient pas. Pas du riz en tout cas.

« Mais ça te rapproche de ce que tu faisais à l’époque où tu étais comme eux. »

Humain. Yuan se souvenait encore très clairement de la nuit où il avait fait de Xiao Ming un vampire. Le reste, ce qu’il était devenu, sa destinée… Le jeune homme de l’époque l’avait forgé lui-même. Yuan l’avait guidé bien sûr et dans quelques-unes de ses manières de se tenir ou de prononcer certains mots il se retrouvait lui-même… Mais ce qui restait de lui chez Xiao Ming semblait parfois moins qu’un peu d’inspiration.

Il hausse les épaules à propos de ce que Xiao Ming pensait de lui. En fait pour être honnête :

« Ça ne me déplaît pas complètement même si mon seul regret c’est de n’avoir pas finit ma vie sur un champ de bataille. »

Yuan n’aspirait pas à la mort… Mais le soldat plein d’orgueil et d’honneur en lui n’avait envisagé que cette fin. Lorsqu’ils avaient quitté la voie de la guerre, il n’y avait pas que Xiao Ming qui s’était sentit désemparé, même si ce dernier l’avait probablement été plus qu’eux autres. Yuan acquiesce à propos du bracelet, parce que c’était au moins ça.

« Et alors ? Est-ce que tu pries encore ? »

Il n’avait pas répondu et Yuan était toujours curieux d’en avoir la réponse. Quant à Hua Feng, dont Xiao Ming vient à parler avec beaucoup d’égare décidément :

« Je fais la part des choses entre ce dont j’ai envie et ce que je dois faire. »

Ça ne voulait pas dire qu’il ne mordrait jamais si l’occasion se présentait… Ni qu’il le ferait, le cas échéant.

« Tu ne valides peut-être pas mon mode de vie mais je suis en paix de mon côté. »

Xiao Ming pouvait-il en dire autant ? Ils savaient tous les deux que non, même si son fils n’irait probablement pas jusqu’à l’admettre. Et puisque la séparation était encore douloureuse dans l’esprit de Xiao Ming, Yuan poursuit :

« Tu savais que les jeunes vampires, aujourd’hui, ne restaient bien souvent pas plus de quelques années avec leur géniteur ? Parfois les 50 ou 100 premières années… »

Ça le laisse encore songeur avant qu’il n’ajoute rapidement :

« Je ne regrette rien. Je ferais encore les choses de la même manière. »

Enfin non... A un détail près :

« Mais je ferais quand même en sorte que Tian te traite davantage comme un homme que comme un enfant. »

S’en devenait parfois ridicule ! Mais parlant de Tian et d’enfant :

« Il en a un. D’enfant je veux dire. Transformé il y a quelques années seulement. Je ne l’ai pas rencontré. »

Ça faisait étrange… Pourtant vu la personnalité de Tian, Yuan aurait pu s’y attendre. Il aurait même pu s’imaginer qu’il aurait une ribambelle de gamins ! Bref, le nom de son commerce franchit les lèvres d’un Xiao Ming très fier de lui démontrer qu’il l’avait vu sans être vu de son côté. Yuan a un petit sourire amusé, saluant la prouesse d’un signe de la tête.

« Tu n’as pas perdu tout ton talent. »

Yuan lui avait appris l’art de la guerre et du combat. La discipline du soldat, celle de l’effort dans la bataille, de l’honneur… A se battre comme à observer, à être une machine comme une petite souris… Il l’avait de toute évidence entretenu. Et puisque Hua Feng revient sur le tapis, Yuan s’impatiente :

« Et alors quoi ? Tu arrives et tu juges une relation que j’entretiens depuis plusieurs années sur quelques jours et tu penses détenir la vérité ? »

Il était patient et tolérant avec Xiao Ming mais que son fils ne s’y trompe pas : il restait le même homme. Le même vampire. Il cajolait comme il rabrouait lorsqu’il le fallait. Parce qu’aux yeux de Yuan, être un bon parent c’était savoir consoler et câliner lorsque nécessaire… Et punir lorsque ça l’était aussi. Tout était une question d’équilibre et on ne parlait évidemment pas de punition corporelle ni rien du genre hein.

« J’en suis fort aise. »

Que Xiao Ming reste. Evidemment prochainement ça allait sûrement mettre le chaos dans son quotidien… Mais c’était une période transitoire à laquelle il était prêt.

« Si tu as besoin de moi, tu sauras toujours où me trouver de toute façon. »

Même le plus indépendant des fils avait à un moment de sa vie besoin de celui qui l’avait fait, non ? L’inverse était très certainement vrai aussi, dans une certaine mesure…

Yuan ne pouvait guère lui reprocher d’être entêté. Ou si, il pouvait. Mais ce serait l’hôpital qui se foutrait de la charité, clairement. S’il y avait quelqu’un de qui il avait hérité ce trait, c’était indéniablement de ce deuxième père, qui avait davantage façonné son caractère que son père biologique. Ce n’était pas pour insulter ce dernier. Mais quand on passait de longs siècles auprès de l’homme vous ayant offert une seconde vie et étant devenu un guide et un mentor… Forcément, son influence était immense. Lawrence ne le niait pas. Il n’irait pas le dire tout haut pour le moment non plus, toutefois. Mais ses réactions ne mentaient pas quant à qui il ressemblait le plus, n’est-ce pas ? Et ce malgré sa rébellion à l’encontre de Yuan.

Yuan dans le regard de qui brillait de la fierté… et sans vraiment s’en rendre compte, Lawrence rejette les épaules vers l’arrière, s’abreuvant de cette fierté. Ou peut-être était-ce Xiao Ming… quoi qu’il en soit, ça faisait indéniablement du bien. Par contre, il faut bien que Yuan souligne l’ironie de sa situation… et aussitôt, Lawrence se referme.

« Le roi n’est pas nécessairement le tyran… », grogne-t-il doucement, manifestant ainsi tout ce qu’il pensait du statut qu’un vampire devrait avoir. Non, il ne se comparait pas personnellement à un roi. Il n’avait pas ce genre d’ambition-là. Il croyait bien plus en leur société qu’en une monarchie quelconque. Il avait connu les empereurs et leur suite. Ça ne fonctionnait pas. Quant à ce qu’il était avant, songeant que Yuan tenait décidément beaucoup au petit Xiao Ming qui avait bien changé depuis, il fait remarquer : « Je me suis dirigé vers ce que je connaissais le mieux et qui me permettait d’allier mes meilleures qualités pour une gestion et une évolution optimales. »

Il ne pouvait faire autrement que nier tout ce que Yuan voyait et qui provenait tout droit du passé. Il n’est pas tellement surpris quand Yuan lui admet toujours regretter de ne pas avoir terminé sa vie sur le champ de bataille, l’épée à la main. Il allait être un soldat jusqu’à la toute fin, si fin il y avait un jour. C’était tout à son honneur.

« Pourtant, tu choisis la paix alors que la guerre serait tellement facile à retrouver. », fait remarquer Lawrence, observant avec attention l’homme devant lui. Quelles étaient ses motivations ? « Pourquoi ? »

Il n’allait pas retenir cette question. Il voulait savoir et comprendre. À défaut de comprendre, il voulait au moins qu’on lui donne les outils d’essayer. Mais vraisemblablement, il ne saurait échapper à la question de la prière…

« Quel homme d’affaire prie ? », demande-t-il. Question rhétorique qui semblait répondre et pourtant, il ajoute finalement : « Je médite plus que je prie. »

Mais il ne disait pas ne pas le faire du tout… Quant au mode de vie de Yuan, il le trouvait… faible. Impropre à sa nature. Ça ne lui plaisait pas. Mais il n’allait pas tordre le bras de l’homme pour qu’il se soumette à la façon dont un vampire aurait vraiment dû vivre. De toute façon, un rapport de force entre eux se serait très, très mal terminé et Lawrence ne croyait pas avoir l’avantage, même s’il se défendrait honorablement. Quant aux jeunes vampires qui quittaient le nid très tôt, il opine. Oui. Il savait. C’était particuliers pour lui qui avait passé tant de temps auprès de Yuan…

« Les choses changent. Le mode de vie a évolué. Pas nécessairement en bien. Peut-être pas en mal non plus. Mais la famille n’a définitivement plus la même place qu’à l’époque… », fait remarquer Lawrence. Il grogne néanmoins à propos de Tian. Ça… « Quelque chose me dit qu’il n’a pas fini de ne pas comprendre que déjà à 18 ans, j’étais un homme. »

Un homme dont la femme portait un enfant. Qui faisait vivre sa famille. Bref… Par contre, il arque un sourcil à propos de l’enfant vampirique de Tian, preuve qu’il n’avait pas fait les mêmes recherches poussées du côté de son vieil ami que du côté de son père vampirique.

« Je suppose que ce n’est qu’une question de temps. », fait remarquer Lawrence. Avant qu’il ne rencontre la progéniture de Tian. « J’espère pour lui qu’il aime être materné. »

Et n’était pas trop vieux au moment de la transformation ! Il n’avait pas répondu pour son talent… mais il se repaît du compliment en s’enfonçant avec délectation dans le fauteuil qu’il occupait. Non, il n’avait rien perdu… Par contre, à la suite, il n’a même pas honte de répondre par l’affirmative.

« Oui. », déclare-t-il un brin sèchement. « C’est un membre de l’Ordre. Quelle trahison… »

Il les détestait au plus haut point. Un membre de l’Ordre ne pouvait rien amener de bon.

« Ils nous forcent à être leurs pantins alors qu’ils ne sont que mortels. Ils aiment les vampires obéissants. Ceux auxquels ils peuvent dire « à genoux » et « ouvre la bouche ». », crache-t-il avec une hargne qu’il ne tente même pas de camoufler. « Les autres par contre, ils les éliminent sans même une once de regret… »

Non. Il ne les aimait vraiment pas. Quant à savoir où trouver Yuan, il ne répond pas. Mais oui, c’était évident. Il savait où il était si besoin était. Et il espérait ne jamais en avoir besoin. Par simple fierté…

Cela signifiait-il que Xiao Ming se prenait pour un roi ? Yuan ne dit rien, observant simplement le petit semeur de riz devenu soldat… Et devenu roi, à en croire ses paroles. Enfin ce n’était pas exactement ce qu’il avait dit et Yuan allait s’épargner le fait de jeter de l’huile sur le feu mais enfin…

« Admettons. »

A la suite il acquiesce. Il se souvenait de ces quelques occasions à leur époque, alors qu’il enseignait à Xiao Ming comment vivre avec sa nouvelle condition… Ce dernier pouvait parfois passer des heures à lui parler du riz, de sa culture, de son irrigation… Des poissons combattants et des vipères d’eau qu’il avait vu dans les rizières… Il avait cette même passion qui lui permettait de s’accrocher à quelque chose dans quoi il se savait réellement bon. Les temps changent mais les gens restent sensiblement les mêmes n’est-ce pas ?

Ils bifurquent néanmoins sur le sujet de la guerre et celui peut-être un peu fou de la paix. S’il n’avait pas bien connu Xiao Ming, peut-être qu’il lui aurait dit de but en blanc qu’il ne voulait pas vivre avec une pression telle que lui-même s’en mettait une sur les épaules. Il s’abstient toutefois. Beaucoup par le passé avaient cru mordicus que Tian avait su « mieux y faire » et d’une certaine façon ils avaient peut-être raison. Mais Yuan avait toujours su qu’au-delà de ça, au-delà des ronds de jambe de Tian, de sa douceur… Il avait une connexion particulière et profonde avec Xiao Ming. Abîmée aujourd’hui peut-être mais pas brisée. Une forme de respect aussi. Yuan ne l’avait jamais traité comme un enfant même s’il était arrivé en de très rares occasions par le passé qu’il lui offre ses bras en guise de réconfort, dans l’intimité d’une cachette, alors que les pertes de sa vie humaine pesaient plus lourd sur sa conscience.

« Parce qu’il s’agit aussi d’une certaine forme de responsabilité. Être en guerre pour une question de territoire je l’envisage pleinement. Pour une question de race… ? »

Il grimace, signe qu’il trouvait peu de noblesse dans ce débat-là.

« Moi-même j’ai tendance à privilégier les nôtres. Mais je sais que tous les humains ne sont pas mauvais. Je me suis battu contre eux, ici même, avant que la crysalis ne nous impose la paix. Et je n’ai pas aimé ces batailles très inégales… Pleines de victimes collatérales comme je les détestais déjà à notre époque. »

Xiao Ming avait été une de ces victimes, d’ailleurs…

« Mes valeurs et mes convictions valaient plus chère à mes yeux que mon ambition de mourir l’épée à la main. Et puis la vie s’annonce encore très longue alors qui sait ? »

Qui pouvait affirmer qu’il ne mourrait pas de cette façon, finalement ? Les chances étaient peu probables au jour d’aujourd’hui mais voilà…

« Je continu de m’entraîner. Et toi ? »

Quant aux hommes d’affaires qui prient, Yuan se contente d’affirmer calmement :

« Moi je prie. »

Et il avait son propre commerce, ce qui faisait de lui un homme d’affaire même si évidemment ce n’était pas du même niveau que Xiao Ming et ça ne le serait jamais ! Et puis il n’avait pas ouvertement dit ne pas prier non plus… Alors Yuan met aussi de l’eau dans son vin en constatant :

« Méditer, c’est bien aussi. »

Et forcément :

« Est-ce que tu trouves la paix parfois lorsque tu le fais ? »

En tout cas pour la famille ils avaient la même opinion et Yuan acquiesce donc à nouveau, fermement convaincu. Quant à Tian :

« Je crois que c’est plus fort que lui. »

Mais ça l’amuse et son ton le démontrait très clairement ! Et justement, à propos du fils de Tian :

« Je ne l’ai pas encore rencontré moi non plus. Mais j’ai cru comprendre qu’il était plutôt du style à aimer ça oui… ! »

Xiao Ming juge ensuite sans se démonter à propos de sa relation avec Hua Feng et Yuan remet calmement mais fermement les choses à leur place :

« Ca ne te regarde pas. Et si tu n’as rien de positif à me souhaiter, alors il est vain que tu t’adresses à moi sur le sujet. »

Mais il savait d’où venait la rancune de Xiao Ming. D’ailleurs il n’en fait pas beaucoup de mystère, avec tout son phrasé le plus direct possible !

« Ce serait un tort de vouloir les mettre tous dans le même panier et de croire qu’ils n’ont pas pu changer depuis cette époque. »

Et d’ajouter :

« Ça ne te soulagera peut-être pas de le savoir mais je suis méfiant et sur mes gardes. C’est l’homme qui m’intéresse plus que son ordre. Il a une personnalité plus proche de la tienne et de la mienne que tu ne voudrais l’admettre. »

Tout en étant, évidemment, très différent. Et parlant d’homme, même s’il ne le dirait certainement pas comme ça à Xiao Ming, sachant à quel point ce sujet là plus fort que tous les autres était tabou :

« Est-ce que tu vis seul ? »

Lawrence connaissait assez Yuan pour savoir quand l’homme n’était pas sur la même longueur d’ondes que lui. Preuve qu’il avait quand même changé un peu ces dernières années, ou du moins appris à ronger son frein, il n’essaie pas de le convaincre plus que ça, laissant simplement le sujet changer légèrement. Il était le genre d’homme à se battre jusqu’à plus pouvoir pour ses opinions, mais quand on ne le confrontait pas directement, il pouvait détendre la mâchoire pour lâcher le morceau. Il a un petit moment de silence néanmoins alors que Yuan lui parle de ce qu’il pense d’une prétendue guerre de race. Silence qui était évocateur quand on le connaissait : il allait rebondir sur le sujet, cette fois. D’ailleurs, c’est ce qu’il fait lorsque Yuan a terminé d’exposer son point de vue.

« Si nous n’étions pas démonisés et cantonnés à un rôle qui n’existe que dans la tête des mortels, celui des parfaits petits vampires qui ne mordent pas au cou de leurs proies, je n’aurais rien à rajouter sur le sujet. », grogne-t-il légèrement, montrant ainsi tout le bien qu’il pensait de ces règles à sens unique. « À quand des enquêtes policières aussi pour les assassins qui tuent nos jeunes dans les rues ? Je suis ici pour défendre nos intérêts. Ils sont bafoués depuis un siècle. »

Il n’était pas idiot et n’allait pas entrer en guerre en claquant des doigts. Mais sa haine envers les humains était palpable et quand il l’expliquait, les raisons, selon lui, donnaient un sens à cette rancœur. Ou peut-être que ce n’était que lui qui avait à cœur que les vampires soient eux aussi reconnus comme des êtres dignes de respect ! Les mortels réagissaient tellement mal quand ils avaient peur… Quant à l’entraînement, il a un petit moment de silence avant d’admettre :

« Peu. ». C’était la stricte vérité et maintenant qu’il l’avait dite, il n’était pas très fier. Il aurait probablement dû faire des efforts à ce niveau. Garder ses habiletés intactes. Certes, il avait une longueur d’avance sur bien des gens présentement niveau combat, mais ce n’était plus aussi franc. « Je suppose que je devrais m’y remettre. »

Par contre, pour ce qui était de la prière, il hausse les épaules, un peu de mauvaise humeur ! Au moins Yuan se rattrape un peu avec la méditation ! Lui ne ressentait pas vraiment le besoin de prier, mais il aurait dû se douter que le sujet allait arriver sur le tapis à un moment ou à un autre. Quant à la paix intérieure qu’il pourrait éventuellement trouver…

« J’ai trop de choses à penser pour ça. », déclare-t-il simplement sur le ton un peu psychorigide du Lawrence qui n’avait pas envie d’en discuter outre-mesure. Il était toujours en train de tout contrôler autour de lui. L’administration de son entreprise, ses laboratoires, sa vie privée qui était pour ainsi dire presque inexistantes, les employés de maison… Il n’avait jamais une seule minute à lui, semblait-il. C’était épuisant, mais ça tournait sans cesse dans sa tête. « Tu sembles détendu, toi, même si tu as ton commerce et ta vie à gérer. »

Il regrettait un peu ces paroles, parce qu’à elles seules, elles pouvaient témoigner d’un certain malaise dans ce contrôle exagéré dont il faisait preuve, lui qui ne voulait pas relâcher ses affaires de la main de fer dont il les empoignait. D’ailleurs, il ne le ferait pas. Il en paniquerait. De toute façon, il était un homme d’affaires dans la plus traditionnelle des façons de le voir et ça lui allait comme ça. C’était juste… que parfois il aurait aimé respirer ailleurs. Peut-être dans sa vie personnelle. Quant au fils de Tian qui aimait être materné : amen. Ça lui ferait reporter son attention sur quelqu’un d’autre au moins ! Lawrence n’avait aucune honte à jeter un gamin sous le bus pour éviter d’être à nouveau le centre d’attention d’un vampire trop doux et trop naïf, malgré tout l’amour qu’il avait pour Tian, bien qu’il ne le dirait pas de cette façon !

De toute évidence, Yuan défendait étroitement son droit à fréquenter ce membre de l’Ordre, ce grand Chinois dont il aurait bien tordu le cou, lui. Mais c’était la hargne qui parlait plus que la réelle envie de le faire. Lawrence ne dit rien. C’était pour la simple et bonne raison qu’il lui avait été conseillé de ne rien dire s’il n’avait rien de bon à ajouter. Yuan le connaissait assez pour comprendre l’allusion silencieuse ! Il l’observe simplement, se demandant à quel moment Yuan était… tombé amoureux. Parce que ça ressemblait vraiment à ça et c’était la première fois qu’il le voyait vraiment ainsi. Il y avait cette petite fierté de voir qu’il ne perdait pas la tête pour autant. Mais cette rage que ce soit un membre de l’Ordre.

« Si un jour tu as besoin de t’en débarrasser, tu sais que je serai toujours là pour toi… », grogne finalement Lawrence avant d’avoir un petit geste de la main pour balayer le sujet, histoire que Yuan ne sorte pas de ses gonds non plus ! Quant à lui, il convient : « Je suis seul. »

Il y a un silence pesant l’espace d’un instant. Aussi pensant que cette solitude sur ses épaules. Puis, Lawrence embraie sur autre chose.

« Nous allons apparemment réapprendre à travailler ensemble. »

Ce disant, il fouille le regard de Yuan à la recherche de quelque chose. De la fierté. Ou de la désapprobation, peut-être. Et le dernier lui ferait mal, même s’il s’en défendrait farouchement.

Xiao Ming se portait en défenseur si pas de la veuve et de l’orphelin au moins de la part des leurs qui avaient des problèmes avec la société actuelle. Yuan acquiesce simplement en l’observant, se demandant à quel moment exactement son fils avait estimé qu’il ne marchait plus dans ces mêmes principes, lui aussi.

« Tu ne trouveras personne au Conseil qui ne soit pas d’accord avec ça. »

Mais c’était encore à eux de se montrer les plus malins. Ils étaient certes plus forts, plus rapides… Mais leurs trois points faibles étaient de taille : la soif de sang… La lumière diurne et surtout, bien sûr, ce sérum synthétique qui pouvait leur faire tant de mal : la Crysalis.

« Pour un vampire de ton âge, tu sembles bien impatient. »

Yuan lève une main, invitation muette à ne pas répondre à ça. Il savait déjà que son fils serait pris à rebrousse-poil. Le changement, c’était une chose qui prenait du temps. Beaucoup de temps. C’était peut-être même encore plus vrai dans cette époque moderne où la technologie allait si vite que pour la suivre les hommes devaient se concentrer presque exclusivement dessus et devenaient attaché à des traditions ou des habitudes qu’autrefois ils auraient très vite délaissé. Et ça ne faisait qu’un siècle que les hommes savaient… Un siècle qu’ils répondaient à leurs instincts de préservation. Ce n’était vraiment pas assez pour qu’ils s’en séparent déjà.

Xiao Ming confesse passer assez peu de temps à l’entraînement et même qu’il devrait s’y remettre un peu. Yuan l’y encourage d’un signe de la tête, convaincu que ça ne pourrait que lui faire du bien. Ça lui permettrait de se défaire de ses perpétuelles angoisses… Celles qui lui demandaient de toujours trop contrôler jusqu’à l’outrance. Quant à la prière, qui semblait être relégué à quelque chose d’encombrant, il a un petit regard de désapprobation. Alors saisissant à pleines mains la perche tendue il convient :

« Mais moi je prie, entre autres chose. »

Bien sûr ce n’était pas que cela…

« Je me laisse respirer, j’ai appris à laisser mon commerce tourner sans que j’aie les deux yeux posés dessus… »

Une nette différence entre Xiao Ming et lui, c’est que Yuan était capable d’accorder sa confiance et ne craignait pas de devoir agir si jamais la personne à qui il l’offrait en abusait voir la trahissait. Xiao Ming voulait tellement se défendre de ça qu’il n’accordait tout simplement pas sa confiance, pensant sûrement que c’était une méthode qui lui évitait bien du tracas alors qu’au final elle ne lui en amenait que davantage.

« Tu essais tellement d’anticiper que tu gaspilles beaucoup d’énergie. Jusqu’à en anticiper certains qui n’arriveront peut-être jamais ailleurs que dans ton esprit. Parfois mieux vaut régler un problème lorsqu’il survient que de passer sa vie à tenter de l’éviter. »

Mais bon… Pour ce qu’il en disait hein ? De toute façon, Xiao Ming n’en ferait quand même qu’à sa tête. Un jour peut-être qu’il se souviendrait de ses paroles… C’était bien là son seul espoir à son sujet. Il ne pouvait pas se permettre d’être optimiste au-delà du sens des réalités.

Yuan vivait. Il était sorti des champs de bataille pour prendre du repos et profiter de son existence. Paradoxalement, Xiao Ming n’en était pas encore sortit lui. Il était trop préoccupé à abattre des ennemis imaginaires, l’épée à la main. Comme ça devait être fatiguant… Epuisant même.

Il a un regard sévère qui en dit long alors que Xiao Ming feint d’être un bon fils en lui proposant d’un jour assassiner Hua Feng s’il en ressentait le besoin. « D’assassiner » … C’était presque joli par rapport au terme que son fils avait utilisé : « se débarrasser ». Comme on aurait jeté un vieil objet devenu inutilisable. Ça en disait long sur ce qu’il pensait.

« Ça ne me surprend pas beaucoup. Quiconque t’approche avec douceur se la reprend en plein visage avec violence. »

Et la douceur était la base d’une relation saine, n’est-ce pas ? Bref… Yuan acquiesce… Mais on entre dans la pièce un peu au même moment justement et après un signe de tête pour saluer Hee Chul, il en revient à son fils une dernière fois de manière personnelle :

« Nous reparlerons de tout ceci une autre fois. On dirait que tu vas avoir ton premier Conseil… »

Ça allait être une séance décidément très particulière… Un peu crispante… Mais qui serait la réunion témoin pour savoir si cette « cohabitation » allait être rendue possible…

Alors le Conseil avait une bien étranger façon de montrer qu’il tenait autant que lui aux droits des vampires. Peut-être que cette première réunion le fera changer d’avis. Comme souvent, Lawrence se faisait une idée trop rapide des ambitions et désirs des gens autour de lui, oubliant que parfois les apparences étaient trompeuses. Il ne demandait finalement qu’à voir, même s’il ne manifeste pas ce doute à voix haute, par simple excès de fierté sûrement. Personne n’aimait avoir tort ou s’emballer trop rapidement. Surtout pas Han Lawrence… Toutefois, à la suite, il arque un sourcil. Il voit bien cette main qui l’invite à ne pas répondre, mais leur relation est un peu trop brisée pour que Yuan le fasse taire de cette façon.

« Peut-être que c’est justement parce que ça fait plus d’un millénaire que j’attends. », fait-il remarquer, son regard sombre soutenant celui de Yuan. Lawrence avait étonnamment été de ces rares jeunes vampires qui ont les yeux rouges très, très brièvement avant d’abandonner pour de bon ce manque de contrôle gênant. Sûrement parce que Yuan avait été un excellent mentor. Mais ce soir, son regard semble tout prêt à retrouver ces éclats rubis d’antan, bien que ce soit impossible. « À ce rythme, nous ne ferons que ça : attendre. »

Il n’incite pas nécessairement à continuer la conversation. Mais voilà son opinion, que ça plaise ou pas. Il trouvait les vampires lents. Les Conseils étaient tous différents, mais à ce sujet, il lui semblait qu’ils se ressemblaient tous… Au moins Yuan et lui peuvent-ils être d’accord sur certains points. Notamment sur le fait qu’il devrait se dérouiller niveau entraînement. Il allait peut-être proposer à son père vampirique un petit entraînement en règle entre eux. Pas là. Il avait besoin de laisser couler quelques petites choses avant pour que ses gestes ne soient pas dictés par la colère, mais bien par le respect et l’envie de se pratiquer. L’autre vampire lui annonce ensuite prier. Pourquoi n’était-il pas surpris ? Mais la suite lui fait doucement hausser les épaules. La vérité, c’est que Lawrence voulait être occupé. Ne pas avoir une seule seconde pour respirer. Il avait peur de ce qu’il se passerait s’il avait trop de temps pour la rétrospective…

Quant à l’anticipation… Yuan avait très clairement raison, mais Lawrence est comme souvent pris à rebrousse-poil. Il avait l’impression de recevoir une tonne de critiques. Peu de compliments. Il était un peu trop remonté pour tirer quoi que ce soit de positif de cette discussion, de toute évidence ! Il a un petit sourire presque trop mauvais pour son propre caractère ensuite, concernant ce membre de l’Ordre qui s’approchait trop de son père. Lawrence avait un sale caractère, mais un bon fond. Il forçait le trait, là, de toute évidence… Mais il ne répond pas. Ils se prendraient la tête indéfiniment à ce sujet et surtout… surtout, il savait très bien quand un sujet était hors limite pour Yuan. Celui-là l’était et ça ne le rendait pas plus heureux, au contraire. Alors Lawrence se content de tourner la tête pour poser son regard en amande sur la porte devant laquelle il entendait des pas et des voix étouffées. Celles des autres membres du Conseil.

En effet. Il était l’heure de son baptême. Mais ça ne serait jamais aussi intéressant que ce qui venait tout juste de se passer dans cette pièce…