Yuan avait eu besoin de sortir… De faire autre chose que d’être dans son bar ce soir. Besoin de s’aérer et de s’oxygéner même si compte tenu de sa condition de vampire le dire ainsi était paradoxal. Ses poumons ne s’étaient plus gonflés sous l’impulsion de l’air y pénétrant depuis presque deux-mille ans… Même s’il perdait parfois la notion du temps à cause de cette étonnante longévité, Yuan lui-même éprouvait quelques vertiges lorsqu’il regardait aussi loin en arrière…

Bref… Long manteau, trois quarts en feutre… Fedora sombre enfoncé sur la tête et écharpe écarlate autour du cou, Yuan déambulait, son pas le conduisant sur le mode automatique. Instinctivement il savait où aller et dans quels délais pour ne pas risquer de se faire surprendre par le levé du soleil au petit jour. Ça aurait vraiment été un comble.

Ses pensées étaient comme des billes de flipper qu’on aurait lancé à grande vitesse dans la machine. Elles s’entrechoquaient contre les parois de son esprit et parfois elles lui échappaient complètement. C’était psychologiquement un peu épuisant pour tout dire… Il songeait à Xiao Ming, à Tian… A Hua Feng évidemment. Venaient ensuite Xuxi qu’il avait découvert il y avait si peu de temps… Min Ho avec qui Xiao Ming entretenait une relation conflictuelle au Conseil… ça finissait aisément par le rendre las de tout, en ce moment. Jamais sa vie n’avait été aussi compliqué que depuis ce mois de décembre et pourtant il avait traversé les âges et les guerres… !

Une bourrasque glacée s’infiltre sur le chemin du parc qu’il arpentait depuis plusieurs minutes déjà et instinctivement, Yuan tend un peu le visage vers elle. Il peut sentir la morsure du froid mais pas en souffrir… Du moins pas tant qu’il avait du sang dans les veines. Disons dans le gosier. Mais ça fouettait l’air, ça restait agréable, une bonne façon de se sentir vivant.

Est-ce qu’il avait remarqué la présence d’une silhouette assise plus loin sur un banc ? Non, pas au départ. Même si Yuan était par nature méfiant et aux aguets, il s’était quelque peu laissé distraire par ses pensées. Mais il la remarque bien alors qu’il est à quelques pas. Un homme, jeune d’apparence. C’est notable à dire parce qu’outre l’absence d’odeur lié à la Crysalis, Yuan peut remarquer dans le silence total du parc l’absence d’un battement de cœur également.

Il s’arrête à hauteur de l’inconnu, l’observant d’abord silencieusement. Il avait les traits dessinés avec adresses. Quelques lignes plus dures donnaient toute son expressivité à son visage et finalement Yuan incline subtilement la tête pour saluer l’autre vampire.

« Bonsoir. »

C’est presque un murmure au départ. Yuan vient enfoncer ses mains gantées dans le fond des poches de son long manteau en acquiesçant finalement, levant même la tête pour voir la lune au trois-quarts pleine.

« Froide et claire. Si ce n’était pas de la pollution lumineuse, le ciel aurait bien des choses à nous dire ce soir. »

Que de scintillements plus vieux qu’eux encore qu’ils rataient là. Certains de ces scintillements étaient même déjà éteint à l’instant où ils les percevaient et c’était une pensée presque philosophique que celle-là. Ou en tout cas qui portait à réfléchir.

Yuan descend à nouveau son regard sur l’autre vampire, esquissant un sourire bref, comme complice de ce moment où leurs mots semblaient troubler le calme de la nuit.

« Le parc semble être un endroit agréable pour réfléchir. »

Les humains le désertaient et les vampires venaient de toute évidence s’y dégourdir un peu.

« Je m’appelle Yuan. Fan Yuan. »

Histoire de se montrer poli ! C’était aussi une invitation muette à ce que l’autre se présente à son tour. Son nom évoquait parfois des choses aux vampires. Pas parce qu’il était une « célébrité » ni rien du genre (ce n’était de toute façon pas le cas !) mais du fait de la place qu’il occupait au Conseil depuis ces trois-cents dernières années.

« Mais l’air est chargé en humidité. Je ne serais pas surpris que la nuit se couvre un peu plus tard et qu’il se mette à pleuvoir. »

Sans parapluie, il irait peut-être s’abriter quelque part le temps que l’averse passe, s’il avait raison. En espérant qu’il ne s’agisse bien que d’averses et pas de pluie marathoniennes !

Yuan a un dernier regard pour le ciel malheureusement pas dégagé. Parfois, lorsqu’il regardait les étoiles, il réalisait la singularité de la situation… Le soleil, qui n’était lui-même qu’une très grosse étoile, était fatal aux gens comme eux. Et par « eux » il voulait dire « l’homme qui l’avait interpellé et lui-même ». Ce n’était pas très difficile de se reconnaître entre vampire. L’absence de ce parfum délicieux lié au sang qui coule abondamment dans les veines, frais… Et ce cœur immobile qui ne renvoyait qu’au silence de la nuit… Et de la mort.

Jin Hyuk donc, puisque c’est ainsi qu’il se présente, faisait partit de cette « espèce » qui comptait les dents longues et la vie nocturne, comme lui. Il semblait un peu surprit lui-même de l’audace dont il avait fait usage pour venir à sa rencontre. Mais en réalité, dans une ville telle que Séoul, Yuan n’était plus surprit de rien. Ou de pas grand-chose disons. C’était ainsi inopinément qu’il avait retrouvé Tian après plusieurs siècles, au coin d’une rue… Et Xiao Ming, quoi qu’il se fasse appeler Lawrence à présent, sur un siège du Grand Conseil. Il menait une vie relativement solitaire et d’une certaine façon, ce genre de rencontre imprévue était un des rares moyens d’entrer en contact avec lui, non ? Yuan jouissait au-delà de ça d’une grande expérience dans le combat… Une « mauvaise rencontre » ne le laissait pas entièrement dépourvu par chance. Bref.

« C’est une question ? »

Ca ressemblait plutôt à une affirmation. Quoi qu’il en soit, pour donner quelques exactitudes, Yuan convient :

« Peut-être pas aussi souvent que je le voudrais. Ou le devrait peut-être. »

S’aérer l’esprit, c’était bon pour chaque homme après tout. Et pour être honnête :

« Mais pour réfléchir, je me tourne généralement plutôt vers la religion. »

Ce disant, Yuan vient instinctivement toucher au bracelet mala en perles de jade à son poignet. Il en possédait bénit, d’un tout autre âge… Trop vieux pour être encore porté. Et trop bénit aussi pour lui qui ne pouvait même plus mettre les pieds dans un temple consacré, devant se contenter de quelques temples à l’abandon.

« Je suppose que c’est une vieille habitude. Certains diraient que nous sommes la preuve même que la religion est dans le faux… »

Et ils avaient peut-être raison. Mais le bouddhisme avait toujours été profondément ancré en lui et plus qu’une croyance, c’était un réconfort.

« Mais tant qu’on ne remet pas notre existence complètement entre ses mains, il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? »

Un sourire rapide passe sur ses lèvres et Yuan revient enfoncer correctement son fedora sur sa tignasse sombre. Il lisse un morceau d’écharpe, glisse ses doigts par tic contre le lobe d’une de ses oreilles, caressant ainsi brièvement une boucle d’oreille. Quant à marcher avec Jin Hyuk, Yuan indique la direction qu’il prenait avant de s’arrêtait, supposant que là encore il s’agissait d’une question même si ça ne semblait pas totalement en être une :

« Vous allez dans cette direction ? »

C’était son cas, même s’il n’avait pas de but réel. Tout ça pour dire que si l’autre vampire souhaitait le suivre, il devrait lui emboîter le pas dans cette direction. Quoi qu’il en soit, pour lever toute ambiguïté à leur conversation, Yuan se renseigne immédiatement :

« C’est ma position au Grand Conseil qui vous amène ? »

Parce que si tel était le cas :

« Vous auriez gagné du temps à passer à la Lanterne Bleue, j’y suis bien davantage. »

Evidemment, peut-être que Jin Hyuk avait simplement « saisit l’occasion ». Et peut-être même que ça n’avait tout simplement aucun rapport avec le Grand Conseil.

« Vous êtes de Séoul ? »

Tant qu’à faire connaissance…

Hé bien cette affirmation n’était pas à proprement parler « vraie » dans ce cas, comme il venait de le préciser. Yuan passait parfois par ici oui… Mais les occasions de flâner n’étaient pas aussi nombreuses qu’on aurait pu le croire à le trouver seul à la Lanterne Bleue devant un goban… Bref… Son allusion à la religion semble un peu décontenancer son vis-à-vis et compte tenu de ses réponses, Yuan supposait qu’il n’était guère sensible aux maux d’origine spirituelle.

Finalement, après que Yuan ait accepté à mi-mot que le vampire l’accompagne, ce dernier semble s’engouffrer dans la brèche comme si ce n’était pas lui qui avait suggéré cette idée le premier. Ça surprend un peu Yuan… Mais il ne dit rien, reprenant donc tranquillement sa marche. Par contre il fronce un peu les sourcils alors que Jin Hyuk l’interroge sur le Grand Conseil, ne semblant même pas savoir de quoi il s’agit. Il a beau dire ensuite, Yuan ne voit pas vraiment ce qui justifie cette ignorance si ce n’est :

« Quel âge avez-vous ? »

Il faudrait être bien jeune pour ignorer l’existence de ces Conseils. Certes les pupilles de Jin Hyuk n’avaient aucune teinte rubis pour le moment mais l’un n’empêchait pas l’autre. De fait, Yuan signale :

« Chaque pays à son Grand Conseil. »

Il était ce que le gouvernement était aux humains à ce détail prêt qu’ils n’avaient pas d’élections à proprement parler, il va sans dire. Les Grands Conseils avaient toujours existé, dans chaque pays… Ils ne différaient que très peu les uns des autres. Même si on pouvait passer son existence -aussi longue soit-elle- sans avoir à faire à lui, on ne pouvait réellement ignorer son existence. Leur rôle était autant de protéger les vampires que de faire tampon avec la race des hommes et l’Ordre de la Sphère Céleste…

« Peut-être que vous l’appeliez autrement en Irlande. »

Il ne voyait que ça. Ou l’ignorance de la jeunesse, donc. Il est vrai que certains vampires, lorsqu’ils devaient enseigner aux jeunes vampires, alignaient leurs priorités et Yuan pouvait comprendre que les Grands Conseils ne soient pas dans le haut du panier. Mais arrivés à maturité, lorsque l’éclat vermeille de leurs regards disparaissait, ils devaient être « clef en main » comme on dit.

« Dans quoi est-ce que vous travaillez ? »

Ça lui rappelait un peu son propre fils, Xiao Ming. Soit, disons « Lawrence ». Lui aussi était partit en Europe. En Angleterre. Il y avait bâti son propre empire. Ça pouvait prêter à rire que d’entendre qu’il avait fait fortune sur le riz… Mais la vérité, c’est que c’était intelligent et que de bonnes connaissances lui avaient permis de breveter une molécule particulièrement résistante qui permettait une culture avec moins de perte… De quoi intéresser les nations du monde. Comme quoi il ne faut rien négliger, même pas les grains de riz… Quant à lui et à sa présence à Séoul :

« Trois-cents ans, plus ou moins. »

Disons que lorsqu’on en était à compter par paquet de cent il était probablement inutile de chercher à être précis sur quelques années solitaires. De toute façon Yuan n’en tenait pas réellement le compte. Il ne cherchait pas l’exactitude lorsqu’elle n’était clairement pas nécessaire.

Quant à la question qui suit, Yuan ne répond pas. Il attend simplement la question. Jin Hyuk pouvait la poser et dans le pire des cas, s’il ne désirait pas y répondre, Yuan n’y était pas obligé non plus ! Un fin sourire passe néanmoins sur ses lèvres de manière fugace en l’entendant. Jin Hyuk, s’il n’était plus un « bambin » parmi eux était clairement un « jeune » aux yeux de Yuan tant cette question lui semblait naïve et pleine d’une certaine forme de candeur. Quoi qu’il en soit, Yuan lui avait lui-même demandé son âge un peu plus tôt. Il aurait été idiot qu’il cherche à dissimuler le sien à présent ! Toutefois, avec une légère taquinerie, il se renseigne :

« Quel âge pensez-vous que j’ai ? »

Ho il savait que c’était un exercice très difficile hein ! Et puisqu’ils ne se connaissaient pas depuis plus de dix ou quinze minutes, ça l’était encore plus ! De fait, après une petite minute à laisser planer le suspense, Yuan convient :

« J’ai quelques dix-huit siècles d’existence. »

Il fait une nouvelle pause, pensif. De le dire, de donner le chiffre à voix haute, il éprouvait une sorte de vertige et de nostalgie.

« J’ai souvent l’impression que c’est bien moins que ça et d’autre… »

Yuan ne poursuit pas mais la suite était évidente : il avait parfois l’impression que ça faisait une éternité. Et de songer comme le monde avait changé et évoluer, autant dans le bien que dans le moins bien, il en avait le tournis oui. Ceci étant dit :

« Mais l’âge ne donne que peu de galons. On peut avoir 1000 ans et être un idiot à côté d’un vampire qui n’en a que 100. »

Pour autant il ne se considérait pas non plus comme un idiot hein… Mais le concept du « vieux sage » lui donnait parfois de l’urticaire, face à certains vampires qu’il trouvait toujours particulièrement immature malgré leurs siècles d’errance !